Cher Lecteur,
Aujourd'hui quelque chose de différent. J'espère que cela te plaira. Sens-toi libre de commenter si le cœur t'en dit !
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- Joyeux Anniversaire Marie. J'espère ta journée sera bonne en cette belle matinée d'été.
- Merci d'y avoir songé Julia. Merci beaucoup ! Ça va bien aussi ?
- Débordée par la rentrée, et puis un peu grippée aussi. Et pour être honnête, je me suis sentie blessée que mon dernier message de février soit resté sans réponse. Je croyais que comme tu disais avoir envie de me voir, on mettrait vraiment de l'énergie là-dedans. Je suis contente pour toi si tu vas bien, savoure ton jour !
- J'espère que tu vas te remettre vite !
Ah oui, désolée, comme tu le sais mon mari est mort, ça fait presque deux ans qu'il a été renversé par un chauffard. Je gère les choses au jour le jour. Je suis bien entourée par mes proches, mais je suis en mode survie mentalement. Je ne m'attends pas à ce que les autres le comprennent, d'ailleurs. Alors te répondre ne faisait pas partie de mes priorités. J'avais d'autres choses à penser. Même encore maintenant, y'a plein de formalités à remplir. C'est lourd.
- Je ne peux pas imaginer ce que tu vis. Et je m'en voulais même d'être atteinte par ton oubli. Mais je préférais être sincère avec toi, si jamais on se recapte, un jour, c'est plus sain, je crois. Je comprends bien que tes proches sont primordiaux pour toi. J'espère que tu vas trouver une manière de sortir du mode survie, un jour.
- Désolée, mais abstiens-toi de ce genre de messages à l'avenir, c'est hyper culpabilisant. Et je n'ai envie de me justifier de rien.
- Je t'en demande pardon.
- Pas de soucis.
"Clic"
Émeline appuya sur la barre d'espace pour la trentième fois de la journée. Elle réprima un soupir. Certes la vidéo était ludique, mais elle commençait à devenir lassante, à la longue.
Un murmure parcouru la salle de classe puis enfla.
- Madame, on peut avoir la suite ?
- C'est quoi comme série ?
- Ouais, c'est quoi ? Mes parents nous mettent que des shorts, ils disent qu'on n'est plus fait pour des fictions longues. Mais c'est ennuyeux, on n'a pas le temps de s'attacher, c'est déjà fini. C'est chiant...
- Trop ! Mes vieux, c'est les mêmes.
Émeline se pinça le nez. Pauvres gosses, quand même !
Elle, elle avait grandi avec les vieilles séries de ses parents, des années 90' et elle leur en était reconnaissante. Comment se bâtir un imaginaire avec des Tweex (Tweets sur X ?) et des shorts ? Elle ne comprenait pas. Mais elle n'était pas là pour cela. Le programme était à boucler avant les vacances. Vivement les congés d'ailleurs ! Ce boulot de prof d'intelligence relationnelle l'épuisait quand même pas mal…
- Ce n'est pas une série. Il n'y a pas de suite. Et ça s'appelle Vidéo 2 du manuel. Voilà, maintenant un peu de concentration, s'il vous plaît. Ola, tu veux bien lire la consigne numéro 3, s'il te plaît ?
- "Après avoir vu l'extrait, trouvez où sont les maladresses de communication qui peuvent mener à une déconnexion au lien ?"
- Merci, Ola. Qui se lance ?
- …
- Personne ? Vous trouvez que les besoins de chacune ont été respectés dans ces textos ? Oui ? Non ?
- Bah en vrai, ça ne se fait trop pas de ghoster… J'aurais pas aimé…
- Oui, Micha. Ghoster est impoli et immature. Tout le monde est d'accord ? Bien. Vous pouvez m'expliquer pourquoi ?
- Euh… Un humain est responsable de sa communication. Quand il ne le fait plus, il agit comme un teubé.
- Alors, on peut reformuler, Kitty ?
- C'est trop ça en vrai. Moi, le bonzom ou la nana qui me fait ça, je lui mets direct mes limites.
Peut-être que le cours de communication bienveillante devrait rajouter un volet syntaxe, grammaire et tutti quanti ; avant il y avait quand même du bon. Mais Émeline ne faisait pas les programmes.
- Cette histoire de limites, tu peux développer ? Toi ou les autres ?
- On doit faire cesser un abus même d'une personne qu'on aime beaucoup, parce qu'il n'y a plus d'amour quand il y a un abus. Et y'a aucune raison, genre trop zéro pour que ça dure. Et aussi on doit dire ce qu'on accepte ou non, et comment on aime être aimé.
- Bien Yael… Bon, Pol, tu veux bien lire le petit encadré sur ta tablette, s'il te plaît ?
- Oui… Alors…
"Pendant longtemps, les sociétés modernes occidentales ont confondu bienveillance avec négligence ce qui a ouvert la porte à toutes sortes d'abus. Chaque être humain est responsable de son bien-être ; il sait que pour cela il doit notamment créer un lien sain avec d'autres êtres humains, car depuis Aristote, un philosophe de l'Antiquité, il est conscient que l'homme est un animal social."
- Merci Pol. Vous vous souvenez d'Aristote, on en a parlé, il y a quelques semaines ? Oui ? Bon… Syl, tu continues, s'il te plaît ?
- Hum… "Pour créer un lien sain, il est nécessaire qu'il soit équilibré, dans la mesure du possible, car il ne faut pas oublier qu'en matière de relations humaines, il s'agit de sciences molles."
- Vous savez ce que ça veut dire ?
- C'est un peu comme un Pokémon, évolutif ? Du coup, aujourd'hui on dit quelque chose mais si on trouve autre chose plus tard bah ça changera.
- Oui. Il n'y a pas de vérités générales, cela s'adapte à l'évolution de la recherche. Et c'est une qualité. Donc dans l'échange, après ce préambule, vous pouvez me dire quoi ?
- Le lien n'est pas équilibré.
- Bien. Mais encore ? Comment on pourrait faire pour les aider ?
- Bah Marie elle pleure encore son keum, j'ai trop de peine pour elle.
- Oui, on peut avoir de la compassion, de la sympathie, de la bienveillance pour elle, évidemment. C'est bien. Et pour Julia ?
- Bah pareil, elle aussi elle a mal d'avoir été oubliée. C'est pas pareil, mais quand même...
- Quand même quoi, Rory ?
- Bah on ne compare pas, les deux sont des douleurs.
- Exactement, on ne fait pas une échelle des souffrances.
- Mais Madame, à l'hosto l'autre jour on m'a demandé de 1 à 10 pourtant…
- Tu as raison, et c'est le seul endroit où on le fait. Et c'est de toi à toi, pour essayer de mieux t'aider, te soigner. On ne te demande pas d'essayer de voir à quel point quelqu'un d'autre a mal. Je vous rappelle, Marie est en deuil, chacun à sa manière de réagir face à cela. Et toutes sont valables, on est d'accord ? En revanche, son mari est mort, c'est douloureux, et Marie va devoir vivre avec cela toute sa vie, elle va apprendre petit à petit. On peut être patient et bienveillant avec elle, l'aider du mieux que l'on peut. Mais ça ne donne pas un droit à Marie sur la relation entre elle et Julia. Sinon, c'est sans fin, vous comprenez ? Là, ça fait deux ans. Est-ce que ça voudrait dire que dans cinq ans, elle aurait encore le droit de ne pas respecter Julia car Marie souffre ?
- Bah non, trop pas. C'est pas un joker la mort.
- Exactement. Et cela fonctionne avec d'autres choses : la maladie, un accident, la pauvreté, des difficultés ou plein d'autres choses. Notre propre situation ne nous dédouane pas de notre responsabilité vis-à-vis de notre communication. Vous savez ce que veut dire dédouaner ?
- Ouais, c'est se défiler. Un peu comme mon frère qui va aux chiottes pour pas débarrasser la table.
Les enfants ricanèrent.
- Oui, oui… Attention à votre vocabulaire, quand même. Bon, silence. Reprenons. Qui peut donner des pistes pour améliorer leur communication ?
- En vrai, je crois que du coup Julia elle gère. C'est pas elle le problème.
- Tu es sûr ? Les autres ?
- Bah je comprends pas trop pourquoi elle s'excuse, moi j'dis elle aurait pas dû… en plus, ça désacralise le truc, elle f'ra comment quand elle devra vraiment s'excuser ?
- En même temps, ça coûte rien de s'excuser ?
- Qui pense comme Vico ? Et qui, comme Jo ? Okay… Eh bien… Rappelez-vous, on vous donne des pistes et des clefs de communication mais rien n'est gravé dans le marbre. Effectivement, certains d'entre vous peuvent être heurtés de devoir s'excuser même quand ils ne font rien de mal. Vous pouvez trouver ça injuste, et vous n'avez pas forcément tort. À ce moment-là, vous avez une vision de la situation centrée sur vous, et parfois, vous avez raison, c'est utile. Mais dans une conversation, si l'on veut rester en contact avec la personne, en bonne intelligence, alors il faut surtout penser à maintenir le lien, la connexion, à parler de ses besoins, sans négliger ceux des autres. Vous voyez ? Alors évidemment Julia n'a pas voulu faire de peine à Marie, mais Marie s'est sentie culpabilisée, donc Julia peut accueillir ce ressenti et souhaiter présenter des excuses pour apaiser la conversation. Quant à désacraliser, l'essentiel quand on présente des excuses, c'est qu'elles soient sincères sur le moment. Si Julia commet une bourde plus tard et qu'elle doit s'excuser, elle fera la même chose. Là encore, il n'y a pas de hiérarchie, on ne met pas un genoux à terre, on ne baise pas les pieds, dans nos sociétés occidentales ; on estime ne pas avoir besoin de ça. Qu'on bouscule quelqu'un dans le métro, sans faire exprès ou bien qu'on devienne blessant, volontairement, dans nos mots, si l'on présente nos excuses, ça a la même valeur : on a compris que l'autre s'est senti brusqué dans ses limites, physiques ou psychologiques. Vous saisissez ? Il n'y a pas de hiérarchie dans la douleur, ni dans les excuses, le but c'est de s'ouvrir au ressenti de l'autre pour qu'il y ait un lien honnête et juste. Après que l'autre accepte ou non nos excuses, c'est encore une autre histoire, c'est son choix.
Et pour revenir à la vidéo, d'une certaine manière ici la conversation n'est pas complète : Marie n'a pas compris que ce n'est pas le changement de plan qui est blessant, mais l'absence de communication. Peut-être que si elle avait pris la peine de dire à Julia que finalement, elle ne pourrait pas se voir, au lieu de la laisser dans le silence, Julia aurait alors compris ? On ne le sait pas puisque Marie n'a pas essayé.
- Mais elle avait peut-être peur de lui dire ?
- Peur de quoi ? Développe ta pensée ?
- Bah chais pas… Des fois quand je change mes plans j'ai peur que mes copines le prennent mal, qu'elles pensent que je sais pas ce que je veux, bref une girouette, quoi...
- Je comprends. Il faut du courage pour savoir exactement ce que l'on veut, ou non, et puis oser le dire. Merci, les enfants, on va s'arrêter là pour aujourd'hui et reprendre au prochain cours. Bonnes vacances ! Savourez bien votre pause ! Reposez-vous bien et à la rentrée !
